Un système en faillite
Il
existe deux formes d’échanges possibles entre argent et
marchandise. Soit une marchandise est échangée pour de l’argent
qui, à son tour, est échangé contre une autre marchandise. Soit de
l’argent est échangé contre une marchandise qui, à son tour, est
échangée pour de l’argent (1). Dans le premier cas, la
marchandise vendue et celle achetée ne sont pas les mêmes, mais
leurs valeurs mesurées par l’argent intermédiaire sont
identiques. Dans le second cas, l’argent au départ et celui à
l’arrivée sont de même nature, et le double échange n’a de
sens que s’il y a une différence de valeur, si la marchandise
intermédiaire se vend plus chère qu’elle n’a été achetée. Et
le problème est de savoir d’où vient ce supplément de valeur. Si
tout se vend plus cher qu’il n’a été acheté, il faut un afflux
continu d’argent supplémentaire, des mines de métaux précieux,
ou une planche à billet, ou du crédit et de la dette. Il faut une
création monétaire suffisante pour combler la différence.
Les
marchands font du profit et, en amont, les fabricants de marchandises
en font aussi, les banquiers prennent de l’intérêt et les
propriétaires fonciers du loyer. Tous obtiennent plus qu’ils n’ont
payé, mais seul l’industriel l’obtient en nature, avec de la
valeur ajoutée non rémunérée qui doit ensuite être vendue. Les
autres, services inclus, obtiennent leurs suppléments en argent.
Dans les deux cas le marché doit fournir plus qu’il ne reçoit, et
une création monétaire est nécessaire. Une fois obtenu, le
supplément de valeur doit être investi pour que le capital puisse
s’accumuler, et il y a des investissements complexes et d’autres
plus simples. Augmenter la production ou démarrer un nouveau produit
sont des entreprises hasardeuses dont le succès dépend d’une
demande future incertaine. Augmenter sa surface de vente ou proposer
des articles différents sont aussi des paris qui peuvent être
perdants. Accroître sa propriété foncière ou immobilière n’est
pas sans risques puisque les prix peuvent fluctuer, même si les
loyers sont rarement à la baisse. Et prêter plus d’argent peut
mener à ce que l’emprunteur fasse défaut. Le rapport d’un
investissement est toujours aléatoire, mais le prêt à intérêt
est le plus simple et le plus facile à recouvrer.
La
dette permet de réaliser les suppléments de valeur que sont les
profits, les loyers et son propre taux d’usure. La dette paye les
surplus que le capital obtient sur le marché. Et cette valeur est à
son tour investie. La nature de ces nouveaux investissements dépend
de la phase du cycle économique. En période d’expansion,
l’investissement croissant augmente la production. En période de
stagnation, il augmente la valeur boursière d’une production
existante. Lorsque le marché ne grandit plus, ou à un rythme très
ralenti, l’accumulation supplémentaire devient spéculative et
gonfle le prix des actions, de l’immobilier et des obligations. Au
lieu d’une accumulation quantitative, il y a une accumulation de
valeur sur un capital existant. Cette hausse du prix des
investissements réduit inévitablement leur rapport. Pour les
obligations, la baisse est mécanique. Pour l’immobilier et le
foncier, les loyers peuvent augmenter et maintenir le ratio avec la
valeur accrue. Quant aux entreprises dont les actions sont en hausse,
elles peuvent garder un dividende constant en réduisant leurs coûts.
Mais les hausses de loyers et les baisses de salaires s’imposent
mutuellement des limites, et le rapport des investissements se réduit
finalement partout.
Lorsque
la production stagne, le capital s’accumule dans des bulles
spéculatives. Mais la production stagne faute de demande solvable,
et la demande fait défaut parce que la dette a atteint un plafond.
Une personne qui obtient un crédit dépense plus que ses revenues,
et lors du remboursement elle dépensera moins que ses revenues. Pour
compenser cette baise, du crédit devra être accordé à d’autres
personnes qui augmenteront leurs dépenses. Pendant un temps les
nouveaux crédits accordés dépassent les anciens crédits en cours
de remboursement, et la demande croît. Puis arrive le moment où la
balance s’inverse, où la dette générale ne peut plus augmenter
assez vite pour compenser la masse des remboursements. Alors les
mauvaises dettes (subprime) s’empilent, puisque les créditeurs
sont moins regardants, ce qui mène à des défaillances en cascades.
C’est le scénario de 2007/8, quand l’effondrement de la finance
mondiale a été évité grâce au renflouement par les banques
centrales avec des créations monétaires de plusieurs milliers de
milliards. La monnaie des nations a sauvé la finance privée de ses
pires turpitudes, mais la dette continue de croître et la demande
reste atone.
Le
capital privé, tel qu’il a été conçu pour extraire du marché
un supplément de valeur, ne peut se passer d’un endettement sans
cesse croissant. [Jusqu’au siècle dernier ce supplément a été
obtenu principalement par le pillage colonial, devenu néo. (2)] La
valeur d’une dette investie est restituée à terme. Celle d’une
dette consommée ne l’est pas. Le capital privé investie ses
suppléments de valeur, qui sont compensés par des dettes
consommées, aussi bien par les ménages que par l’État. Mais cet
ordre des choses n’est pas une fatalité et pourrait s’inverser.
Alors, la dette serait investie et restituée à terme, tandis que le
supplément de valeur serait distribué et consommé. La croissance
de la production serait financée par des emprunts qui seraient une
création monétaire durable. C’est-à-dire que, restitués sans
profits ils ne payeraient pas d’intérêts, et seraient
reconductibles pour permettre le renouvellement des investissements.
Le capital ne serait plus une accumulation de profits, mais une
accumulation de dettes. Les profits privés seraient remplacés par
un endettement commun. A présent que le capital privé est à
l’agonie, son alternative communiste pourrait être envisagée.
1.
Marx a développé cette idée avec la formulation M-A-M et A-M-A,
voir:
Marxists
internet archives
2.
Ayant conclu que le capital ne pouvais pas s’accumuler sans apports
extérieurs, Rosa Luxemburg a décrit l’étendu de ce pillage dans
la dernière partie de «L’accumulation du Capital».