Wednesday, April 20, 2011

La propriété.

L’histoire de l’humanité se confond avec celle de la production. Pendant quelques cinq mille ans une grande part des humains était attelée au travail, comme l’étaient les bêtes, pour que d’autres puissent faire la guerre et gouverner. Le monde ressemblait à une immense galère. Puis sont apparus les moteurs à vapeur, thermique et électrique. La force musculaire de l’homme et de l’animal est devenue insignifiante. La galère n’avait plus besoin de rameurs, mais comment transformer le servage, et en quoi ? Le travail restait essentiel à la conduite de la guerre et de l’Etat, mais il n’était plus enchaîné à son banc, à sa glèbe. Il devait s’y rendre tous les jours de son plein gré.

Le passage de l’esclavage au salariat, imposé par la mécanique capitaliste, ne s’est pas fait sans heurts. Pour imposer le salariat il fallait que le travail soit sans ressources, il fallait l’éloigner de la terre (nourricière ?) et le concentrer aux abords des usines urbaines. En Angleterre, où le capitalisme industriel s’est développé le plus rapidement, l’exode rural n’avait pas attendu la mécanisation des travaux agricoles. Il avait commencé bien plus tôt (XVIé siècle) avec la clôture des communs pour l’élevage de moutons à laine. Refoulé vers les villes, le travail doit se vendre pour vivre. Là où le serf travaillait trois jours pour lui et trois pour son seigneur, l’ouvrier vend sa semaine de travail au prix du marché. Pour le serf il est manifeste que le châtelain lui prend la moitié de son travail comme loyer de son lopin et de sa masure. Alors que pour l’ouvrier « il semble que le travail tout entier soit du travail payé. » (1) Le salarié vend son temps de travail, mais le prix qu’il en reçoit n’est qu’une partie de sa valeur.

Le salariat l’a emporté sur les rapports de productions précédents, jusqu’à devenir une pratique universelle. Et la valeur ajoutée par les salariés est partagée généreusement. Il y a la part des salaires, des retraites et des assurances. Il y a la part des impôts et des taxes diverses. Il y a la part des loyers fonciers et immobiliers. Il y a la part de l’intérêt sur les hypothèques, les dettes et le crédit. Il y a la part des marges, bénéfices et autres profits sur investissement. La première part permet le renouvellement de la force de travail, d’un jour à l’autre et sur le long terme. Mais cette continuité dans le temps de la valeur ajoutée concerne la nation toute entière, et donc l’Etat, qui intervient dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la sécurité, de la justice et des infrastructures. Ce qui fait que les deux premières parts sont indissociables. L’Etat et le salariat forment un ensemble social de production de valeur, de biens et de services.

« …d’où vient ce singulier phénomène qui fait qu’on trouve sur le marché un groupe d’acheteurs en possession du sol, des machines, des matières premières et des moyens de subsistance, toutes choses qui, sauf la terre dans son état primitif, sont des produits du travail, et, de l’autre côté, un groupe de vendeurs n’ayant rien à vendre que leur force de travail, leurs bras et leurs cerveaux agissants ? […] L’étude de cette question nous conduirait à la recherche de ce que les économistes appellent l’accumulation antérieure ou primitive, mais qui devrait être appelée l’expropriation primitive. Nous trouverons que cette prétendue accumulation primitive ne signifie rien d’autre qu’une série de processus historiques aboutissant à une dissociation de l’unité primitive qui existait entre le travailleur et ses moyens de travail. » (2) Cela a commencé avec des invasions conquérantes et l’asservissement des populations autochtones. Le féodalisme qui en découle est un système où la classe guerrière se partage la possession du sol, et de ce qui se trouve dessus et dessous. Le conquérant doit aussi administrer ses conquêtes, alors la classe des clercs se voit attribuer une part du sol. Puis des échanges de marchandises remplacent le pillage de la conquête ; des villes marchandes acquièrent des privilèges et la richesse des marchands banquiers égale la splendeur des rois. Un petit groupe s’est accaparé la propriété du foncier. Un autre petit groupe a la maîtrise du commerce et de l’argent-crédit, qui est l’intermédiaire des échanges.

La Renaissance rappelle la Rome antique, la même opulence, la même puissance conquérante, la même confrontation entre le patricien et le novus homo. Mais l’histoire ne s’est pas répétée, et deux éléments venus de Chine y ont largement contribué. L’imprimerie et la poudre à canon ont bouleversé le cours des choses. La fabrication d’un grand nombre d’objets identiques et l’utilisation de l’énergie d’un gaz en expansion sont les fondements de la révolution industrielle. Les machines et la production de masse ont accompagné l’émergence d’un nouveau groupe, celui des entrepreneurs qui dominent et décident de ce qui est produit. Le travail a été dépossédé du sol, de l’argent et de l’outil, et doit consacrer une part de sa force au service des possédants. La valeur ajoutée doit rémunérer la propriété des moyens de production. Elle doit payer les loyers, les intérêts et les dividendes.

Le travail et l’Etat forment un ensemble social de production de valeur. La propriété privée du sol, de l’argent et des outils, s’oppose à cet ensemble dans le partage de la valeur ajoutée. Elle est un déni de l’égalité citoyenne et elle fausse le contrat de gouvernance entre État et travail. Elle détourne l’action de l’Etat à son avantage par la corruption et l’influence. Et il arrive très souvent (toujours ?) que la propriété privée contrôle le gouvernement et lui dicte sa conduite. L’Etat, dont le souci devrait être le plus grand bien du plus grand nombre, se trouve en position d’arbitre entre une minorité d’expropriateurs et une majorité d’expropriés. Et, puisque la propriété est un droit inaliénable, constitutionnel et humain, le parti pris de l’arbitre est inévitable (3). Que la propriété ait été du vol par le passé (prises de guerre, tricheries commerciales, accaparement des procédés industriels) rend plus nécessaire sa sacralisation. Ses origines crapuleuses (commerce triangulaire, colonisations) l’obligent à se faire passer pour un fondement de la société humaine. La propriété privée des moyens de production est devenue l’essentiel humanisant, tandis que l’usage de ces moyens se résume à un taux de plus value, à des loyers, de l’usure et du profit. Le travail s’est fait déposséder dans le passé et doit le payer d’une part de sa valeur ajoutée. Y a-t-il là un simple parasitage, ou est-ce plus pernicieux ?

La valeur ajoutée se partage entre travail, État et propriété. Comment se détermine cette valeur et à quoi vont servir ses différentes parts ? La valeur ajoutée du travail se concrétise sur le marché dans le prix obtenu par la marchandise (bien ou service), et différentes quantités de travail peuvent obtenir le même prix. La valeur ajoutée par le travail varie à l’intérieure d’une nation. Le travail d’un dentiste et le travail d’un mécanicien n’ajoutent pas la même valeur. A investissement comparable, le tarif horaire n’est pas le même. La dépose et pose d’une pièce mécanique et d’une prothèse dentaire n’ont pas le même prix. Les artisans et les professions libérales fournissent des services de valeurs différentes. Ce qui s’explique le mieux par une survivance des castes sociales, le clerc et le forgeron. En fait, la supposée répartition de la valeur n’est qu’un partage hiérarchisé de la valeur ajoutée de la nation. Puisque chaque production est connectée aux autres et qu’aucune ne peut fonctionner sans les autres, la répartition de leurs valeurs respectives est soit arbitraire soit un ancien privilège de classe, alors qu’elle pourrait être égalitaire.

Dans un premier partage, la hiérarchie sociale produit une échelle de la valeur ajoutée du travail. Puis la propriété privée des moyens de production prend ses loyers, son usure et ses dividendes. Et le haut du panier cumule un travail à forte valeur ajoutée avec la rente du propriétaire. Ainsi se répartissent les richesses d’une nation. Cet héritage criminel a colonisé la planète, et l’échelle de valeur ajoutée et la propriété privée des moyens de production ont créé une hiérarchie des nations. Au début du XXè siècle, une dizaine d’empires coloniaux se partageaient le monde. Une mainmise qui n’a épargné qu’une poignée de nations, et qui s’est accaparé les matières premières de l’ère industriel. Mais trois nations industrielles n’ont pas participé au découpage de la mappemonde. Le Japon, l’Allemagne et l’Italie n’ont eu que des miettes, et leur ressentiment n’a pas été sans conséquences pour le siècle. Quoi qu’il en soit, au lendemain de la seconde guerre mondiale, les empires coloniaux ont commencé leur long déclin. Bien que les rapports de domination économique, financière et culturelle se soient maintenus au-delà des indépendances.

Les nations industrielles dominent les nations « en développement » par leur richesse accumulée en infrastructures, par leurs connaissances accumulées en technologie et par leur passé impérial. Les colonies sont devenues des États clients, échangeant leurs ressources naturelles pour les produits de consommation des anciens colons. Les classes dirigeantes des nouvelles nations importent le mode de vie des nations industrielles et exportent les matières premières de leurs pays. Les régimes corrompus d’Afrique et d’Asie (l’Amérique latine subissait ce système depuis la doctrine Monroe de 1823, et le Moyen Orient depuis le dépeçage de l’empire ottoman en 1918) ont remplacé les anciennes administrations coloniales. Ils échangent leurs minerais et leurs monocultures de leurs pays contre des armes, des produits de luxe, des excédents agricoles, des vêtements et des véhicules, des médicaments, de l’électronique, etc. La production locale artisanale a disparu et l’agriculture vivrière ne progresse pas. Puisque tout se fabrique ailleurs, il ne reste plus que le commerce et les services administratifs comme emploi.

La vente des matières premières pour acheter des biens de consommation est la source de tous les maux, puisqu’elle détruit les emplois et encourage la corruption. Tandis que l’autre moitié de l’échange en tire de grands bénéfices. Dans un marché fermé, les produits de consommation doivent être consommés ou détruits. Ce qui suppose une répartition de la valeur ajoutée qui finance cette consommation de masse. Si le marché est multinational, les biens de consommation peuvent s’échanger contre des matières premières, et la consommation se fait ailleurs. Au lieu de rendre nécessaire une augmentation du pouvoir d’achat de l’Etat et des consommateurs, la production accrue de consommation se transforme en investissements par l’échange sur le marché mondial. Une très bonne affaire pour l’accumulation du capital et pour l’emploi, moins bonne pour le niveau de rémunération de la majorité. Cette pompe à investissements a profité à l’Angleterre et aux États-Unis, puis à l’Europe de l’Ouest, au Japon, etc. Depuis dix ans qu’elle a rejoint l’OMC, c’est principalement la Chine qui en bénéficie, au détriment de toute la planète. La Chine échange ses biens de consommation contre des matières premières comme les autres pays industrialisés, mais elle les échange aussi contre de la technologie. Et l’Occident (plus Japon) se trouve dans la situation de l’arroseur arrosé, puisqu’il exporte de l’investissement et importe de la consommation. Au lieu d’accroître ses investissements au détriment de sa consommation, il a accru sa consommation au détriment de ses investissements, qui se font ailleurs.

En délocalisant leur production en Chine et dans d’autres pays à bas coûts les multinationales ont réalisé d’énormes profits, mais elles ont laminé les structures industrielles de leurs pays d’origine. La production de biens y a baissé et celle des services s’est accrue. Pourtant le déséquilbre était manifeste. Les investissements exportés n’égalaient pas la consommation en retour, qui contenait un supplément de valeur ajoutée. Il s’en est suivi des déficits commerciaux et de la dette. Le manque de valeur produite s’est répercuté sur les échanges extérieurs et intérieurs. Une fois passé l’euphorie des premiers transferts massifs de technologie, où l’Occident s’attribuait le rôle de chercheur et de créateur fournissant du savoir aux petites mains de la planète, la réalité s’est imposée. L’Occident ne pouvait concurrencer les produits de consommation chinois, pas plus sur ses propres marchés intérieurs que dans l’échange avec les matières premières. Les nations d’Occident, à une ou deux exceptions près, importent plus de valeur qu’elles n’en exportent, notamment pour les produits de consommation. Il s’ensuit un endettement privé et public, et ces dettes, vendues à des investisseurs étrangers, servent à combler le déficit commercial. Mais les Etats, pas plus que les particuliers, ne peuvent indéfiniment dépenser plus qu’ils ne gagnent. Des dettes souveraines s’avèrent être sub-prime, elles aussi.

La propriété privée des moyens de production ne pense qu’à maximiser sa rente. Toutes ses actions vont dans ce sens, qui est sa moralité et sa raison d’être. Une cupidité universelle qui fait le bonheur d’escrocs petits et grands. La propriété doit rapporter gros. Une fin qui justifie tous les moyens, et ni la liberté d’expression ni les élections libres n’ont su renverser cette tyrannie. Son étau idéologique est trop puissant, puisque son contrôle des pensées est absolu et son fondement légal est inébranlable. Et, lorsque le château de cartes des crédits croisés (immobilier + obligations + actions) s’écroule sous son propre poids, la solidarité citoyenne est sollicitée comme s’il s’agissait d’une catastrophe naturelle. Il n’y a donc pas d’alternative à la socialisation des pertes et la privatisation des profits.

(1) Karl Marx. Salaire, prix et profit. p.48. Editions langues étrangères, Pékin 1970
(2) Ibid. p.42
(3) La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. (Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, article XVII)
Toute personne, aussi bien seule qu’en collectivité, a droit à la propriété. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa propriété. (Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948, article 17)