Friday, April 21, 2017

Capital contre travail


Dans un lointain passé, à un moment indéterminé, les conflits tribaux sont devenus des guerres de conquête de territoires et de soumission des populations autochtones. Comme plus tard avec les armes à feu, il est probable que ces occupations étaient rendues possibles par une supériorité technologique, d’abord le bronze, puis le fer. Toujours est-il que l’humanité s’est trouvée divisée entre propriétaires et esclaves. Les conquérants se sont approprié le sol et le travail des habitants. Cette situation a perduré jusqu’au temps modernes, où le travail a commencé à s’émanciper. Au XIXe siècle le travail est devenu libre presque partout, mais la propriété du sol, des outils et de la finance, n’a pas été modifiée. Ce n’était plus les corps qui étaient achetés et vendus, mais leur force de travail.

Les débuts de l’ère industrielle ont déqualifié le travail et généralisé l’emploi de femmes et d’enfants. Les machines imposaient des taches mécaniques vite acquises. Les récits d’époque décrivent des conditions de vie inhumaines, et les chiffres montrent une mortalité précoce insoutenable. Vers 1850, la santé des employés était tellement dégradée que des gouvernements ont commencé à légiférer sur le travail, sans jamais remettre en cause la propriété privée qui l’employait. L’émancipation du travail en a fait l’adversaire d’un capital resté propriété privée. Un adversaire politique qui a pu mesurer sa force lors de mobilisations générales pour des guerres totales. L’appel au peuple pour sauver la patrie signifie que lui seul le peut. Les élites montrent leur impuissance. Le capital se plie aux exigences des tribuns. Les deux guerres mondiales ont mis en place des capitalismes d’état, qui ont fait preuve d’aussi peu de scrupules que le capitalisme privé dans leurs méthodes d’accumulation. Et la centralisation du pouvoir de décision d’un capital monolithique s’est avérée encore plus aliénant que celui du capital privé et concurrentiel.

Lors des conflits mondiaux et de la Guerre Froide, le capital privé a du beaucoup concéder au travail pour se maintenir en place. L’union nationale et occidentale se négociait à coups d’avantages sociaux et de droits civils. Puis, vers la fin des années 1970, est venue la réalisation que le capital privé n’était pas menacé, et qu’il fallait claironner les bienfaits du marché. C’était l’époque de Thatcher et Reagan qui s’est terminée par le morcellement de l’URSS et l’ouverture de la Russie et de la Chine au capital privé. C’est alors qu’a commencé la déréglementation et la casse sociale. Il n’y avait plus d’alternatives aux lois du profit et de l’accumulation de richesses, qui s’imposaient partout dans le monde. Les années 1990 et 2000 ont vu une croissance rapide du capital privé, géographiquement en Chine, Inde, Russie et ailleurs, et technologiquement avec l’informatique. Mais l’accumulation dépend des profits, qui sont payés grâce à l’endettement. Le produit mondial a doublé, tandis que la fortune de quelques-uns a été multipliée plus vite que ça et la dette des autres plus vite encore.

Le capital était sorti victorieux de la lutte séculaire qui l’opposait au travail. Mais ce fut une victoire à la Pyrrhus, puisque le travail, qui ajoute la valeur et s’endette pour la consommer, était décimé par le chômage et les bas salaires. A présent, dix ans après la chute de la banque Lehman Brothers et malgré un endettement accru et un flot de liquidités provenant des banques centrales, la croissance de la production et des profits stagne. Ce qui présage une concurrence entre capitaux nationaux de plus en plus agressive, provoquant un repli du capital mondial vers ses bases nationales. Les tensions internationales provoquées par une stagnation durable vont obliger le capital à de nouvelles concessions, à de nouveaux arrangements avec les tribuns du peuple. La dette globale a atteint une telle dimension qu’elle ne peut plus augmenter de manière significative, et ne peut que s’autoalimenter avec de nouveaux emprunts qui remboursent les anciens et leurs intérêts. Cette dette pourrait s’effondrer entièrement, puisqu’elle s’appuie sur le dollar américain. Ou elle pourrait s’émietter en commençant par les éléments faibles et en progressant vers le pilier central américain. Les États-Unis restent de loin la plus grande puissance économique et militaire de la planète. Washington et Wall Street ont toujours le pouvoir d’imposer leurs règles. Mais cette puissance incomparable s’amenuise. Plus exactement, le reste du monde a accru sa richesse et sa production d’armes à un rythme plus rapide et plus soutenu. Malgré cela les États-Unis produisent encore presque un quart de la richesse mondiale, et leurs dépenses militaires représentent plus d’un tiers du total.

L’unité mondiale du capital face au travail est en train de se fissurer sous la pression d’une stagnation prolongée, qui commence à sembler interminable. Il a de nouveau besoin du peuple et d’un soutient national pour ne pas s’écrouler. Il faut que l’État et le contribuable écopent pour le sauver de la noyade dans un océan de dettes. Lors de sa splendeur au tournant du siècle, le capital s’était cru hors sol, transnational et global. Il a pu montrer son mépris du travail en cherchant son plus bas coût, en l’obligeant à avoir recours au crédit pour consommer, et en accumulant d’énormes profits. Il a exploité le travail et l’a submergé de dettes, et à présent le processus est bloqué. L’expansion ayant atteint ses limites, c’est le repli vers des bases nationales et un patriotisme économique. Le capital cosmopolite devient chauvin et populiste. Il prétend se réconcilier avec le travail, mais c’est pour se préserver lui-même. C’est lors de ces moments d’extrême faiblesse du capital, où l’idéologie se trouble et le sens commun se perd, que se situe le point de bascule entre révolution et guerre, entre renverser le capital ou se battre contre des capitaux étrangers. Jusqu’ici c’est la guerre des capitaux qui l’a emporté. Le contrôle quasi absolu des moyens d’expression a toujours été déterminant dans ce choix. La presse, la radio et la télévision ont obéi à la voix de leurs maîtres. Les médias de masse appartiennent au capital et les discours alternatifs restent marginaux, même l’espoir suscité par internet ne s’est pas concrétisé. Le capital maîtrise le digital, aussi bien que les ondes et l’imprimé, et l’ubiquité du web lui donne une diffusion universelle. Mais ce qui était compatible avec un capital globalisé, le sera moins avec un capital divisé et conflictuel. Déjà très surveillé, le web pourrait être tronçonné en entités nationales, dans un entre soi à contenu uniforme dicté par le capital. Et, de toute façon, quelle liberté peut-il y avoir sans égalité de moyens, sans que le travail s’approprie à nouveau le capital et prend en main son destin. Des lendemains qui sont improbables sans être impossibles.

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