Capital contre travail
Dans un lointain passé, à un moment indéterminé, les conflits tribaux sont devenus des guerres de conquête de territoires et de soumission des populations autochtones. Comme plus tard avec les armes à feu, il est probable que ces occupations étaient rendues possibles par une supériorité technologique, d’abord le bronze, puis le fer. Toujours est-il que l’humanité s’est trouvée divisée entre propriétaires et esclaves. Les conquérants se sont approprié le sol et le travail des habitants. Cette situation a perduré jusqu’au temps modernes, où le travail a commencé à s’émanciper. Au XIXe siècle le travail est devenu libre presque partout, mais la propriété du sol, des outils et de la finance, n’a pas été modifiée. Ce n’était plus les corps qui étaient achetés et vendus, mais leur force de travail.
Les
débuts de l’ère industrielle ont déqualifié le travail et
généralisé l’emploi de femmes et d’enfants. Les machines
imposaient des taches mécaniques vite acquises. Les récits d’époque
décrivent des conditions de vie inhumaines, et les chiffres montrent
une mortalité précoce insoutenable. Vers 1850, la santé des
employés était tellement dégradée que des gouvernements ont
commencé à légiférer sur le travail, sans jamais remettre en
cause la propriété privée qui l’employait. L’émancipation du
travail en a fait l’adversaire d’un capital resté propriété
privée. Un adversaire politique qui a pu mesurer sa force lors de
mobilisations générales pour des guerres totales. L’appel au
peuple pour sauver la patrie signifie que lui seul le peut. Les
élites montrent leur impuissance. Le capital se plie aux exigences
des tribuns. Les deux guerres mondiales ont mis en place des
capitalismes d’état, qui ont fait preuve d’aussi peu de
scrupules que le capitalisme privé dans leurs méthodes
d’accumulation. Et la centralisation du pouvoir de décision d’un
capital monolithique s’est avérée encore plus aliénant que celui
du capital privé et concurrentiel.
Lors
des conflits mondiaux et de la Guerre Froide, le capital privé a du
beaucoup concéder au travail pour se maintenir en place. L’union
nationale et occidentale se négociait à coups d’avantages sociaux
et de droits civils. Puis, vers la fin des années 1970, est venue la
réalisation que le capital privé n’était pas menacé, et qu’il
fallait claironner les bienfaits du marché. C’était l’époque
de Thatcher et Reagan qui s’est terminée par le morcellement de
l’URSS et l’ouverture de la Russie et de la Chine au capital
privé. C’est alors qu’a commencé la déréglementation et la
casse sociale. Il n’y avait plus d’alternatives aux lois du
profit et de l’accumulation de richesses, qui s’imposaient
partout dans le monde. Les années 1990 et 2000 ont vu une croissance
rapide du capital privé, géographiquement en Chine, Inde, Russie et
ailleurs, et technologiquement avec l’informatique. Mais
l’accumulation dépend des profits, qui sont payés grâce à
l’endettement. Le produit mondial a doublé, tandis que la fortune
de quelques-uns a été multipliée plus vite que ça et la dette des
autres plus vite encore.
Le
capital était sorti victorieux de la lutte séculaire qui l’opposait
au travail. Mais ce fut une victoire à la Pyrrhus, puisque le
travail, qui ajoute la valeur et s’endette pour la consommer, était
décimé par le chômage et les bas salaires. A présent, dix ans
après la chute de la banque Lehman Brothers et malgré un
endettement accru et un flot de liquidités provenant des banques
centrales, la croissance de la production et des profits stagne. Ce
qui présage une concurrence entre capitaux nationaux de plus en plus
agressive, provoquant un repli du capital mondial vers ses bases
nationales. Les tensions internationales provoquées par une
stagnation durable vont obliger le capital à de nouvelles
concessions, à de nouveaux arrangements avec les tribuns du peuple.
La dette globale a atteint une telle dimension qu’elle ne peut plus
augmenter de manière significative, et ne peut que s’autoalimenter
avec de nouveaux emprunts qui remboursent les anciens et leurs
intérêts. Cette dette pourrait s’effondrer entièrement,
puisqu’elle s’appuie sur le dollar américain. Ou elle pourrait
s’émietter en commençant par les éléments faibles et en
progressant vers le pilier central américain. Les États-Unis
restent de loin la plus grande puissance économique et militaire de
la planète. Washington et Wall Street ont toujours le pouvoir
d’imposer leurs règles. Mais cette puissance incomparable
s’amenuise. Plus exactement, le reste du monde a accru sa richesse
et sa production d’armes à un rythme plus rapide et plus soutenu.
Malgré cela les États-Unis produisent encore presque un quart de la
richesse mondiale, et leurs dépenses militaires représentent plus
d’un tiers du total.
L’unité
mondiale du capital face au travail est en train de se fissurer sous
la pression d’une stagnation prolongée, qui commence à sembler
interminable. Il a de nouveau besoin du peuple et d’un soutient
national pour ne pas s’écrouler. Il faut que l’État et le
contribuable écopent pour le sauver de la noyade dans un océan de
dettes. Lors de sa splendeur au tournant du siècle, le capital
s’était cru hors sol, transnational et global. Il a pu montrer son
mépris du travail en cherchant son plus bas coût, en l’obligeant
à avoir recours au crédit pour consommer, et en accumulant
d’énormes profits. Il a exploité le travail et l’a submergé de
dettes, et à présent le processus est bloqué. L’expansion ayant
atteint ses limites, c’est le repli vers des bases nationales et un
patriotisme économique. Le capital cosmopolite devient chauvin et
populiste. Il prétend se réconcilier avec le travail, mais c’est
pour se préserver lui-même. C’est lors de ces moments d’extrême
faiblesse du capital, où l’idéologie se trouble et le sens commun
se perd, que se situe le point de bascule entre révolution et
guerre, entre renverser le capital ou se battre contre des capitaux
étrangers. Jusqu’ici c’est la guerre des capitaux qui l’a
emporté. Le contrôle quasi absolu des moyens d’expression a
toujours été déterminant dans ce choix. La presse, la radio et la
télévision ont obéi à la voix de leurs maîtres. Les médias de
masse appartiennent au capital et les discours alternatifs restent
marginaux, même l’espoir suscité par internet ne s’est pas
concrétisé. Le capital maîtrise le digital, aussi bien que les
ondes et l’imprimé, et l’ubiquité du web lui donne une
diffusion universelle. Mais ce qui était compatible avec un capital
globalisé, le sera moins avec un capital divisé et conflictuel.
Déjà très surveillé, le web pourrait être tronçonné en entités
nationales, dans un entre soi à contenu uniforme dicté par le
capital. Et, de toute façon, quelle liberté peut-il y avoir sans
égalité de moyens, sans que le travail s’approprie à nouveau le
capital et prend en main son destin. Des lendemains qui sont
improbables sans être impossibles.
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