Sunday, January 22, 2017

Fausses promesses et faux alibis


Le capital s’est longtemps accumulé à la force des fusils. Des Européens armés jusqu’aux dents ont conquis la planète, et ont rapporté des richesses incalculables. Suite à une pacification par la force est venue l’administration coloniale et des colons pour exploiter la main-d’œuvre locale. Après 1945, la fin progressive de la mainmise coloniale a vu s’instaurer une forme de domination déjà pratiquée par les États-Unis sur son hémisphère. Dans les anciennes colonies devenues nations, des gouvernements accommodants exportent leurs matières premières en échange de consommation: des armes pour se maintenir au pouvoir, du luxe pour la coterie régnante, des céréales pour soulager la faim des bidonvilles. La transformation de consommation en investissements a pu continuer, bien que la concurrence se fût ouverte aux USA et à l’URSS.

La Chine s’était longtemps tenue à l’écart du commerce occidental, puis il y a eu les Guerres de l’Opium et l’occupation forcée de ses ports. La victoire communiste de 1949 a opéré une coupure avec l’occident et après 1956, avec l’URSS. Mais, en 1972, le président américain Richard Nixon, embourbé dans une guerre interminable au Vietnam-Cambodge-Laos, a fait des gestes d’ouverture et a visité Pékin. C’était le début d’un long transfert de technologie. Le gouvernement chinois refusait d’importer des produits de consommation, mais il voulait bien les fabriquer en Chine. L’Occident rêvait de conquérir le marché chinois, les Chinois projetaient la conquête du marché mondial. Les débuts étaient lents, avec des vêtements, des chaussures et de l’outillage de mauvaise qualité. Mais l’éclatement de l’Union Soviétique et du Pacte de Varsovie en 1991, et l’effondrement de l’économie russe qui a suivi, semblait confirmer qu’il n’y avait pas d’alternative au capitalisme de marché. Le capital du profit régnait en maître, et la recherche du moindre coût allait de soi. Les multinationales américaines, européennes et japonaises ont relocalisé leurs industries dans des pays à gouvernements sûrs partout dans le monde, mais la Chine a su en profiter le plus. Partant d’un état d’autarcie, elle pouvait exporter sa production accrue de consommation. Les entreprises chinoises ont accumulé du capital en échangeant des produits de consommation contre des investissements, en adoptant le modèle classique à une échelle sans précédents. Néanmoins, il y avait une importante innovation. Le capital européen puis américain avait exploité la planète pour ses matières premières et sa main-d’œuvre, tout en produisant les machines et la consommation. Les Chinois avaient un retard technologique de plusieurs décennies. Le capital chinois a donc fait venir les machines en plus des matières premières, alors la Chine est devenue le plus grand atelier du monde.

Le capital peut s’accumuler en prenant des richesses en dehors de sa sphère, ou par des échanges extérieurs entre consommation et investissements. Les nations qui produisent la consommation de masse doivent en transformer une partie en investissements (ou en devises) par le commerce (plus ou moins contraint) avec d’autres nations. Ces échanges permettent l’accumulation d’un côté mais pas de l’autre. Cela ne fonctionne que dans un sens. En installant des usines en Chine, les industriels américains, européens ou japonais ont peut-être imaginé une conquête du marché chinois, mais ils n’ont fait que délocaliser des productions qui leur revenaient à moindre coût. La Chine accumulait du capital à une vitesse vertigineuse, et exportait ses produits de consommation au reste du monde. Pour une part contre des matières premières, et pour le reste contre encore plus de machines et de technologie.

Pour le capital transnational, la recherche du profit détermine les lieux de production. Seules des barrières douanières et tarifaires peuvent rendre le capital patriotique. Au cours du dernier quart de siècle divers traités commerciaux ont pratiquement éliminé ces barrières, et tout ce qui pouvait bouger est allé là où le coût était le moindre. C’était l’époque d’après la fin de la Guerre Froide et du glacis soviétique, où la fin de l’Histoire était déclarée et le capitalisme du profit triomphait. Mais l’autre inconvénient de l’échange d’investissements contre consommation, c’est que ce qui revient contient toujours plus de valeur ajoutée. La production délocalisée revient moins chère que la production locale, mais elle contient malgré cela plus de valeur que l’investissement puisqu’elle contient du travail en plus, même s’il est très mal payé. Ce qui fait qu’il faut toujours plus d’investissements pour compenser la différence. Une nation qui délocalise sa production de consommation perd des emplois industriels, qui sont en partie remplacés par des emplois précaires et mal payés dans les services. Elle a de plus en plus de difficulté à équilibrer sa balance commerciale, et elle doit s’endetter pour payer le profit généré par ces échanges. Les nations industrielles se sont dépossédées de leurs avantages technologiques au profit du capital transnational.

Un seul monde dominé par la finance et le dollar américain, tel était la perspective de fin de siècle. Mais il y eut l’éclatement de la bulle spéculative autour des technologies numériques, la déclaration de guerre contre la “terreur” et l’effondrement des crédits hypothécaires aux États-Unis suivi d’une récession. La dette des ménages ayant dépassé ses limites, comme aujourd’hui le crédit automobile, les banques centrales ont pris le relais en créant de la monnaie et en rachetant les dettes publiques détenues par les banques. Ces démarches ont sauvé les banques mais n’ont pas relancé la demande. Les gouvernements ont donc augmenté leurs emprunts pour faire des cadeaux fiscaux aux investisseurs, mais rien n’y fait, l’emploi et la demande stagnent et la richesse se concentre plus que jamais. Le discours qui accompagnait l’euphorie ne percute plus. La fin des travaux pénibles et tous en cols blancs ne s’est pas réalisé et, avec un nombre croissant de ménages qui peinent à s’en sortir, les peuples se rebiffent. La promesse d’un millénaire glorieux a sombré dans la guerre sans frontières, la dette accrue d’une très grande majorité avec l’appauvrissement des revenus, et la menace climatique imminente. La caste dirigeante n’est plus crédible et ses opposants guère plus. Les vielles nations industrielles se cherchent un avenir désespérément, mais celui qui avance inexorablement est sombre et un retour en arrière peut paraître tentant. Comme si le cours du temps pouvait s’arrêter ou s’inverser. La nostalgie est une manie de vieillards qui regrettent leurs corps jeunes. La réaction est un réflexe de gérontocratie. Que rien ne change! Pourtant un changement s’imposera puisque le monde de la toute-puissance n’en peut plus.

En retirant de la matière des profondeurs du sol et en créant de nouveaux composés, une partie de l’humanité a disséminé des choses sur terre, dans les océans et dans l’atmosphère que ces systèmes ne pouvaient pas assimiler. Le pouvoir croissant de transformation de la matière est allé de pair avec l’empoisonnement de la planète. A présent elle se meurt lentement, en attendant une autre ère géologique. A cause de son imagination et de ses habilités, l’humanité s’est montrée capable de vivre et se déplacer hors sol et sous cloche à 25°c, et de rendre la nuit aussi claire que le jour. Ce qui n’est soutenable que pour une infime minorité, puisque le cout énergétique est énorme. Depuis deux siècles l’usage d’énergies fossiles, charbon, pétrole et gaz, a rendu ce mode de vie possible à grande échelle. Mais, malgré une consommation massive et dispendieuse de chaleur et de lumière, et les déversements polluants qui en résultent, ce n’est toujours qu’une minorité qui en bénéficie pleinement, le reste doit se contenter d’une virtualité mobile.

Après une expansion considérable, notamment Brésil-Russie-Inde-Chine-Afrique du Sud, le capital a atteint les limites de l’accumulation par la dette et de l’absorption de ses déchets par l’écosystème planétaire. Ne pouvant plus s’étendre, il se concentre en agglomérats gigantesques, se distancie encore plus du travail et du citoyen, et dicte ses règles aux gouvernements. Quant à l’état de la planète, mis à part les assureurs qui doivent sans cesse revoir leurs barèmes, le capital s’en soucie s’il peut en tirer du profit. Et le profit se fait de plus en plus rare depuis 2008. Il est sous perfusion, alimenté par les banques centrales au lieu des dettes privées et publiques qui sont à bout de souffle. En périodes de repli le capital se montre plus agressif face à la concurrence. Pour cela il lui faut la force armée des nations. Le regain nationaliste est une conséquence de la confrontation capitaliste sur un marché mondial qui ne grandit plus. Le capital se moque de la “chose publique” et la laisse à ses pantins politiques qui s’en gargarisent, mais il a souvent recours à la force publique pour s’imposer de pars le monde. La formule, nationaliser les coûts et privatiser les profits, s’applique à toute forme de maintien de l’ordre. A présent les coûts de l’ordre mondial deviennent prohibitifs, même pour la superpuissance américaine. Le repli national est à l’ordre du jour, mais la répartition géographique des ressources énergétiques est telle que beaucoup de nations dépendent d’un approvisionnement étranger.

La dette et le commerce stagnent, ainsi que l’accumulation du profit qu’ils rendent possible. Sans croissance le système perd son âme, et ses promesses ne sont pas tenues. Pour se disculper de ses défaillances et certain qu’il est sans alternatives, le capital doit trouver des coupables. Il lui faut des ennemies qui veulent sa perte. Ne pouvant admettre que ses déprédations corrompent et provoquent des insurrections, le capital inverse la situation et accuse toute rébellion d’être une atteinte aux “valeurs”. Ce sont des barbares nihilistes et millénaristes qui veulent tout détruire. Un nihilisme qui est le fait de populations acculées et menacées de disparitions. Les dernières sociétés tribales de la planète sont bien incapables de mettre en danger le capitalisme mondial, mais elles sont des boucs émissaires idéals qui servent à masquer les vraies causes du chaos. Les profits réalisés par le pillage de la planète et la dette ont atteint leurs limites, et le capital ne peut plus que se nourrir de lui-même. Les petits prédateurs vont devenir des proies, et la division du monde se rapproche de celle imaginée par George Orwell il y a soixante-dix ans.

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