Fin d'époque
Le
capitalisme du profit est manifestement moribond. Seul l’acharnement
thérapeutique des banques centrales le garde en vie. Mais cette
transfusion de liquidité (assouplissement quantitatif) ne peut pas
se substituer indéfiniment au besoin existentiel du capital qui est
l’expansion perpétuelle. Il doit sans cesse prendre son profit en
dehors de sa sphère d’influence. Pour s’accumuler il lui faut
des mondes nouveaux et, ayant englobé l’Europe de l’Est et la
Chine, il ne reste plus que des miettes. Le capitalisme du profit
s’est mondialisé et ne peut plus s’étendre. Il devra se
fragmenter pour que les uns puissent se nourrir des autres.
Il
y a un peu plus d’un siècle, Rosa Luxemburg publiait
L’Accumulation du Capital (1). Après avoir longuement
arpenté le dédale du Capital et des Théories sur la
Plus-value, elle a éclairé les hésitations et les retours en
arrière de Marx au sujet de la plus-value accumulée, et son ultime
abandon. Marx avait construit un modèle pour un monde entièrement
soumis aux règles de la production capitaliste. Et dans ce monde il
n’y a pas de demande solvable pour la plus-value, notamment pour
celle du département II destinée à la consommation. Luxemburg a
montré que cette demande doit venir de l’extérieur de la sphère
capitaliste, là où des produits de consommation peuvent s’échanger
contre des investissements, du foncier, du travail ou des matières
premières, par exemple des armes contre du pétrole. (2)
Pour
réaliser sa plus-value et l’accumuler, le capital doit sans cesse
s’accaparer des territoires et soumettre des populations qui
pratiquent d’autres modes de production. Il peut aussi prêter aux
autres nations de quoi lui acheter sa plus-value. Luxemburg a comparé
les dettes accordées aux nouvelles nations d’Amérique Latine et
le commerce accru vers ces pays. Et elle décrit l’extension à
crédit des chemins de fer sur les cinq continents. A l’époque où
elle écrivait (1912), les derniers territoires en Afrique ont été
attribués et les dettes étrangères ont atteint leurs limites. Les
puissances coloniales d’Europe vont s’affronter dans deux guerres
effroyables, d’où sortiront deux blocs idéologiques et deux
modèles de production. L’Amérique capitaliste devait s’incruster
partout pour réaliser sa plus-value, et la Russie communiste
confinée dans son espace propre devait suivre un autre chemin décrit
par Luxemburg. Celui où le département I accumule aux dépens du
département II. La production de charbon et d’acier va de record
en record, mais nourriture, vêtements et logements sont rationnés.
(3)
Au
début des années 1970, embourbé au Vietnam et face à des déficits
commerciaux et budgétaires croissants, l’administration Nixon
décide de payer les uns avec les autres. Les bons du trésor
américain seront vendus à l’étranger pour rétablir la balance
commerciale. Pour que cela soit possible, l’étalon-or des
transactions internationales devait être abandonné et remplacé par
le dollar US. Les accords signés à la Jamaïque en 1976, deux ans
après la résignation forcée de Nixon et trente-deux ans après les
accords de Bretton Woods, ont fait que la devise américaine devenait
celle des échanges transnationaux, et toutes les autres monnaies
mesuraient leurs valeurs à celle du dollar. Ce pouvoir de Midas, de
créer la valeur en soi de l’argent planétaire, a redonné un élan
à l’expansion financière et militaire des États-Unis. Il a
alimenté l’immense accumulation de richesses des vingt dernières
années du XXème siècle sous les administrations de Reagan et
Clinton. Il a fait tomber les derniers bastions qui s’opposaient au
capitalisme du profit, la Chine, l’URSS et leurs satellites. Le
modèle de Marx était accompli, et la plus-value ne pouvait se
réaliser que par l’endettement général.
Le
modèle capitaliste s’est rendu maître de la planète, seules
quelques régions tribales résistent encore dans un dernier combat
avant extinction. Étant partout, le capital n’a plus de sources
exogènes de richesses pour réaliser sa plus-value. Il n’y a plus
que la dette et le crédit pour alimenter cette demande
supplémentaire. Mais les paiements présents avec des revenus à
venir ont des conséquences qui dépendent des circonstances. Le
crédit à la consommation de masse avait commencé dans les pays
industrialisés dès les années 1960/70. A l’époque inflation et
salaires se poussaient mutuellement à la hausse. Du coup, les
remboursements de crédits ne grevaient pas trop les budgets des
ménages. Lorsque le procédé s’est étendu à toute la planète,
dans les années 1990, inflation et salaires se tiraient à la baisse
et les remboursements de crédits sont devenus de plus en plus
difficiles. Les états se trouvent dans la même situation que les
particuliers, avec d’énormes dettes qui représentent deux, trois
ou quatre fois leurs revenus annuels. Revenus que des gouvernements
successifs ont réduits par des cadeaux fiscaux aux «investisseurs»,
menés par la croyance que la production peut être relancée par une
croissance de l’offre. Mais l’offre augmente lorsqu’il y a une
demande solvable, et cette demande n’était pas au rendez-vous.
L’absence de croissance a obligé les états à emprunter pour
compenser leurs baisses d’impôts, offrant ainsi un placement pour
leurs dons. Une dette qui se multiplie, multiplie la charge de
l’intérêt (trois fois le revenu à 5% égale 15% du revenu) qui
devient insupportable. C’est alors que les banques centrales sont
intervenues. Elles ont acheté massivement des obligations,
principalement des bons du trésor, ce qui a augmenté leurs prix et
a mécaniquement fait baisser leurs taux d’intérêt. Et elles ont
réduit leurs taux d’escompte à zéro et en dessous. Quelques
milliers de milliards de nouvelles liquidités en dollars, euros et
yens ont été déversés dans le système avec pour conséquences
une hausse des obligations jusqu’à ce qu’elles ne rapportent
plus rien, puis une hausse consécutive des actions qui a fortement
réduit leurs rapports. Le capital ne trouve plus de plus-value, ce
qui présage une fin de partie.
Rosa
Luxemburg a montré comment le département I peut s’accaparer les
investissements au détriment du département II, et pourquoi la
plus-value doit trouver une réalisation exogène, mais ces deux
chemins qui mènent nulle part ne sont pas une fatalité. Aux
productions étatisées et privatisées elle a opposé une production
socialisée. Dans ce cas, ce n’est plus l’accumulation de
plus-value qui motive la production, ce sont les besoins de toute la
société qui décident où, quand et comment les biens et services
sont produits. Ce serait le département II qui primerait, et ses
besoins en moyens de production détermineraient l’évolution du
département I (4). Cela n’a pas eu lieu sauf, dans une certaine
mesure et dans des circonstances difficiles (Guerre Froide et embargo
américain), à Cuba, où la mortalité infantile est la plus basse
des Amériques, où il n’y a pas de malnutrition, ni de sans logis,
ni de milliardaires. Mis à part cette expérience antillaise trop
décriée, le capitalisme du profit a investi la planète, et sa
seule source de plus-value c’est la dette. Tout comme il y a cent
ans, les secteurs qui dominent sont la finance, avec la production
d’armes et la surveillance qui lui assurent son pouvoir.
La
première moitié du XXème siècle a connu un changement d’époque
et de technologie. Une guerre européenne puis une guerre mondiale,
et leurs séquelles, ont mis fin aux empires coloniaux et, par une
«destruction créative», aux machines à vapeur. Les
administrations coloniales ont été remplacées par des tyrans
autochtones, appuyés par des fournitures d’armes et des bases
militaires. Et le pétrole a remplacé le charbon comme principale
source d’énergie. Ce monde d’après Nagasaki s’était divisé
en deux blocs antagonistes en lutte pour le contrôle des tyrannies
locales et menés par les États-Unis et l’Union Soviétique. Puis
la Chine s’est éloignée de la Russie et s’est rapprochée de
l’Amérique (visite de Nixon à Pékin en 1972). Le modèle de
production soviétique favorisant le département I s’est embourbé
et, coupé du monde, a pris du retard technologique. Sous la pression
de l’administration Reagan (guerre des étoiles) et à l’aube de
l’ère numérique, il s’est effondré et le régime politique
s’est auto-dissous en 1991. Cela a levé les dernières barrières
au capitalisme du profit, qui s’est engouffré partout.
L’éclatement du pacte de Varsovie et de l’URSS ressemblait à
une victoire du camp adverse, l’Amérique et le dollar régnaient
en maîtres absolus. Mais le capital n’a jamais pu se séparer de
ses bases nationales. Il expatrie des investissements et de
l’industrie, mais il lui faut un état et une nation pour garantir
ses arrières. Le marché mondial est un marché commun où les
nations s’affrontent pour vendre et acheter, et pour accaparer de
la plus-value. Une multinationale s’appuie sur un état qu’elle
influence et qui défendra ses intérêts, avec des armes si
nécessaire. L’empire du dollar américain dispose de quelques 800
bases armées autour du monde pour assurer son assise. Pour
comparaison, l’empire de l’euro a des troupes à l’Est sous
commandement de l’OTAN, et la France a gardé trois bases en
Afrique et une au Moyen Orient (5). Peu de nations ont les moyens de
projeter au loin leurs forces armées. Les anciens colonisateurs
européens ont gardé quelques restes de leur puissance passée,
notamment la France, mais l’écroulement soviétique en 1991 avait
ouvert des espaces que l’Amérique a comblés. A présent, la
Russie revient dans le Caucase, en Mer Noire et en Syrie, et la Chine
s’insinue sans éclats en Afrique. L’expansion américaine a
atteint ses limites, et montre depuis quelques années les signes
d’un repli. Les coûts de la contrainte dépassent les profits.
Les
capitaux nationaux s’affrontent pour réaliser leur plus-value et
l’accumuler là où ils sont chez eux. En réalité seules quelques
nations ont le poids financier et/ou militaire pour participer. Les
autres sont leurs dépendants. Le géant américain a quatre
adversaires, l’Union Monétaire Européenne, le Japon, la Russie
(CEI) et la Chine. Les deux premiers sont des grandes puissances
financières et des nains militaires. Le troisième est une grande
puissance militaire et un nain financier. Le quatrième se développe
dans les deux domaines à un rythme confondant. Aucun des quatre
n’est en mesure de confronter les États-Unis, qui doit constamment
œuvrer à maintenir leurs divisions. L’ouverture au capitalisme du
profit du monde «communiste» a créé une impression d’unité
mondiale, la fin des frontières (de l’histoire?) et une humanité
rassemblée sous une même bannière. C’était ignorer/oublier que
la loi du profit c’est le pillage ou la dette. Le capital d’Europe
de l’Ouest a profité du gaz venant de Russie et des ressources
humaines d’Europe de l’Est, tandis que ses gouvernements et ses
classes moyennes s’endettaient lourdement. Le capital des
États-Unis a profité des ressources humaines chinoises, et
l’Amérique s’est endettée de façon démesurée. Le supplément
de plus-value qui résultait d’une production délocalisée s’est
réalisé par un supplément de dette. La crise de 2008 n’a pas été
un moment de vérité, parce que les états ont bouché les trous et
les banques centrales ont pompé des liquidités dans les réseaux
bancaires. Le gouffre a été comblé dans l’immobilier et la dette
s’est déplacé vers l’automobile et les entreprises. Des
voitures à crédit pour tous, et des grandes compagnies qui
rachètent leurs propres actions à crédit pour augmenter le
dividende des actions qui restent en circulation. Le pillage des
ressources a eu lieu et ne peut se faire une seconde fois. Il ne
reste que la dette.
Les
antagonismes de la Guerre Froide ont changé de forme. Ils étaient
dus à l’opposition entre la propriété privée et la propriété
étatique du capital. La première étant de nature expansive et la
seconde plutôt défensive (défendre les acquis de la révolution).
A présent, les cinq adversaires ont tous besoin de plus-value et
sont également expansifs, et également surendettés. La planète
n’est pas extensible et la dette a ses limites, ce qui fait que la
plus-value des uns devra s’obtenir au détriment des autres, par la
ruse ou la force. Et, si le Moyen Orient est un avant-gout des
événements à venir, la force sera prépondérante. Une seconde
Guerre Froide se met en place avec des combats qui s’intensifient
aux points de jonction et une menace nucléaire qui sous-entend
chaque surenchère. L’impossibilité de réaliser la plus-value,
soit par la dette, soit par l’échange non-équitable de
consommation contre investissements, mets fin à l’accumulation. Et
sans accumulation le moteur du capitalisme s’arrête. Une
contraction du capitalisme sauvera peut être le climat, mais elle va
concentrer encore plus les richesses plutôt que d’en améliorer la
répartition. La décroissance par manque de profits frappe les
faibles avant les forts.
1.
https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/index.htm
La traduction française sur papier est pratiquement introuvable
(Maspero, Œuvres III et IV). Ceux qui ne sont pas à l’aise avec c
+ v + pl pourront lire sans mal les chapitres 27-32.
2.
Ch. 26:
Dans
son désir de s'approprier les forces productives à des fins
d'exploitation, le capital fouille le monde entier, se procure des
moyens de production dans tous les coins du globe, les acquérant au
besoin par la force, dans toutes les formes de société, à tous les
niveaux de civilisation. Le problème des éléments matériels de
l'accumulation n'est pas achevé avec la création de la plus-value
sous une forme concrète ; le problème se pose alors autrement : il
est nécessaire, pour utiliser la plus-value réalisée de manière
productive, que le capital puisse progressivement disposer de la
terre entière afin de s'assurer un choix illimité de moyens de
production en quantité comme en qualité.
3.
Ch. 7:
L'initiative
du mouvement appartient exclusivement à la section/département I,
la section II n'étant qu'un appendice passif. C'est ainsi que les
capitalistes de la section II ne peuvent chaque fois accumuler et
consommer que la quantité nécessaire pour permettre l'accumulation
dans la section I.
Ch.
25:
L'hypothèse
de la restriction relative croissante de la consommation chez les
capitalistes de la section I devrait être complétée par
l'hypothèse de l'agrandissement relatif croissant de la consommation
personnelle des capitalistes de la section II ; l'accélération de
l'accumulation dans la section I implique le ralentissement de
l'accumulation dans la section II, le progrès de la technique dans
l'une suppose la stagnation dans l'autre.
4.
Ch. 7:
Représentons-nous
pour un instant, au lieu du mode de production capitaliste, le mode
de production socialiste, par conséquent une économie organisée,
où la division du travail social a pris la place de l'échange. […]
Nous
aurions alors, d'après les chiffres adoptés précédemment par
nous, le schéma suivant d'une production organisée :
I-
4000c + 1000v + 1000pl : 6000 moyens de production
II-
2000c + 500v + 500pl : 3000 moyens de consommation
Où
c représentant les moyens de production matériels employés,
exprimés en temps de travail social, v le temps de travail
socialement nécessaire à l'entretien des travailleurs, pl le temps
de travail socialement nécessaire à l'entretien des
non-travailleurs, plus le fonds d'assurances.
Si
nous examinons maintenant les rapports du schéma, nous obtenons ce
qui suit : il n'y a pas ici production de marchandises, et par
conséquent pas non plus d'échange, mais seulement division de
travail social. Les produits de la section I sont attribués dans la
quantité nécessaire aux travailleurs dans la section II, les
produits de la section II sont attribués à tous les travailleurs et
non-travailleurs (dans les deux sections), ainsi qu'au fonds
d'assurances - non pas parce qu'il y a ici échange d'équivalents,
mais parce que l'organisation sociale dirige méthodiquement tout le
processus, parce que les besoins existants doivent être couverts,
parce que la production ne connaît précisément pas d'autre but que
la satisfaction des besoins sociaux.
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