Saturday, March 25, 2017

Un changement factice

 
L’économie et la politique sont les deux piliers des sociétés urbaines. La division du travail impose des échanges de biens et de services, et la république doit s’organiser et se gouverner. Mais la question qui se pose toujours, c’est de savoir si la politique dirige l’économie, ou l’inverse. Est-ce le pouvoir privé et occulte de l’argent qui décide ce que sera demain, ou est-ce le peuple et ses représentants après un débat publique? En fait, il semble que ce soit l’économie qui commande, sauf sous un pouvoir absolue ou totalitaire, quand ce sont les choix du tyran qui l’emportent. En effet, comment résister à l’attrait de l’argent qui peut tout procurer? Comment ne pas se laisser acheter par un employeur, ou corrompre par des intérêts particuliers?

La mainmise de l’économie est aussi idéologique. Elle ne peut pas seulement payer, elle doit aussi convaincre. Le thème principal affirme que tout le monde peut être riche et que tout le monde y aspire. La fortune, petite ou grande, est présentée comme normale et méritée. Et là, les millionnaires du sport, des arts et du spectacle sont confondus avec les milliardaires de la finance, du commerce et de l’industrie. Pourtant, les premiers ont un don et une expertise monnayable, alors que les seconds exploitent le travail des autres. Mais cette confusion alimente le discours sur la fortune acquise par l’effort personnel, et escamote celle acquise par prédation. L’économie proclame aussi que ses principes sont les seuls possibles, avec le fameux “There Is No Alternative” de Margaret Thatcher. Et puis il y a le dogme du “ruissellement”, qui soutient que plus il y a de richesse au sommet, plus il y a de gouttelettes qui descendent jusqu’en bas.

Pour régner, le pouvoir économique se promeut constamment, et la sphère politique n’est qu’un reflet de cette promotion. Le discours politique est commercial. Il est conçu pour vanter les bienfaits de l’économie. Le personnel politique se fait élire et gouverne. Il est choisi par le peuple, mais il manœuvre pour une économie d’intérêts privés. Sa fonction est de joindre ces deux forces antagonistes en une apparente unité. Pour cela il dispose de la contrainte armée et de la loi, de l’éducation et de la propagande. Un appareil massif qui a fait ses preuves. Selon le moment historique, ou la phase du cycle économique, le besoin d’unité se fait plus ou moins pressant. En période de vaches grasses et de croissance forte, le discours économique se rapproche de la réalité vécu. L’ascenseur social fonctionne, et l’individualisme est à l’honneur. L’économie est ouverte et conquérante. Lorsque vient le temps des vaches maigres, le discours ne colle plus au réel, et ceux qui le tiennent sont discrédités. Quand la richesse ne ruisselle plus, le peuple se rebiffe et demande des comptes. C’est alors que la politique se présente comme le protecteur de l’économie, plutôt que son vassal. L’ancien feudataire se transforme en suzerain tyrannique.

L’économie domine le politique et lui dicte sa conduite, sauf en périodes de crises. Quand l’économie s’effondre, la politique prend les rênes et perpétue l’ordre des choses par la force. “Pour que tout reste comme avant, il faut que tout change.” Ou, comme le remarquait J-P Sartre en 1946, “Le jeu des Nazis et de leurs collaborateurs a été de brouiller les idées. Le régime pétiniste s’est intitulé Révolution et les choses ont été si loin dans l’absurde qu’on a pu lire un jour, en manchette de la Gerbe: «Maintenir, telle est la devise de la Révolution Nationale.» Il convient donc de rappeler quelques vérités élémentaires. Pour éviter  toute présupposition, nous adopterons la définition a posteriori qu’un historien, A. Mathiez, donne de la révolution: il y a révolution, selon lui, lorsque le changement des institutions s’accompagne d’une modification profonde dans le régime de la propriété.” (1) En historien de la Révolution française, Mathiez dérivait sa définition de la chute des monarchies et de la fin du féodalisme. Les révolutions bourgeoises ont effectivement rempli les deux conditions requises. Depuis, il y a eu beaucoup d’arrangements institutionnels, mais la privatisation de la propriété s’est accrue. Le politique a été asservi par l’économie. Et lorsque l’économie chancelle, la seule révolution proposée c’est de “maintenir”.

L’époque actuelle a de nombreux points communs avec les années 1930. La première Guerre Froide est oublié, mais une seconde menace sans que les adversaires soient bien définis. La guerre civile syrienne voit des factions sous divers parrainages affronter les troupes de Bachar el Assad, qui a ses propres parrains. Depuis la faillite de la banque Lehman Brothers et ce qui a suivi, l’économie stagne. Partout des démagogues promettent de conserver ce qui était, Travaille, Famille, Patrie. L’inédit c’est le changement climatique qui progresse déjà bien plus vite que prévu. C’est-à-dire que les tensions économiques et les troubles politiques qu’elles provoquent vont être aggravés par des événements météorologiques catastrophiques. Les livres d’Histoire écrits par des idéologues bourgeois ont masqué l’essentiel et n’ont pas éclairé le futur. Ils ont cru, ou voulu faire croire, que le politique dirigeait le monde, que des idées justes avaient plus de pouvoir que l’argent. Ils n’ont pas vu, ou pas voulu voir, que l’accumulation de richesses privées se fait au détriment du plus grand nombre, que la fortune de quelques-uns est payée par l’exploitation et l’endettement des communautés. En insistant sur le rôle du politique dans la conduite des nations, ils ont négligé les tractations financières dans les coulisses. Cette négligence a pour conséquence que le mécanisme fatal de fin de cycle s’enclenche toujours à la surprise générale. Comme si une progression géométrique de la dette pouvait continuer indéfiniment. La réalité des limites vient chasser les rêves d’infini dans le domaine financier et dans celui de l’exploitation de la planète. Cette conjoncture n’a pas de précédents.

1. Situations III, Matérialisme et révolution, II. La philosophie de la révolution, NRF p. 176

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