L’économie
et la politique sont les deux piliers des sociétés urbaines. La
division du travail impose des échanges de biens et de services, et
la république doit s’organiser et se gouverner. Mais la question
qui se pose toujours, c’est de savoir si la politique dirige
l’économie, ou l’inverse. Est-ce le pouvoir privé et occulte de
l’argent qui décide ce que sera demain, ou est-ce le peuple et ses
représentants après un débat publique? En fait, il semble que ce
soit l’économie qui commande, sauf sous un pouvoir absolue ou
totalitaire, quand ce sont les choix du tyran qui l’emportent. En
effet, comment résister à l’attrait de l’argent qui peut tout
procurer? Comment ne pas se laisser acheter par un employeur, ou
corrompre par des intérêts particuliers?
La
mainmise de l’économie est aussi idéologique. Elle ne peut pas
seulement payer, elle doit aussi convaincre. Le thème principal
affirme que tout le monde peut être riche et que tout le monde y
aspire. La fortune, petite ou grande, est présentée comme normale
et méritée. Et là, les millionnaires du sport, des arts et du
spectacle sont confondus avec les milliardaires de la finance, du
commerce et de l’industrie. Pourtant, les premiers ont un don et
une expertise monnayable, alors que les seconds exploitent le travail
des autres. Mais cette confusion alimente le discours sur la fortune
acquise par l’effort personnel, et escamote celle acquise par
prédation. L’économie proclame aussi que ses principes sont les
seuls possibles, avec le fameux “There Is No Alternative” de
Margaret Thatcher. Et puis il y a le dogme du “ruissellement”,
qui soutient que plus il y a de richesse au sommet, plus il y a de
gouttelettes qui descendent jusqu’en bas.
Pour
régner, le pouvoir économique se promeut constamment, et la sphère
politique n’est qu’un reflet de cette promotion. Le discours
politique est commercial. Il est conçu pour vanter les bienfaits de
l’économie. Le personnel politique se fait élire et gouverne. Il
est choisi par le peuple, mais il manœuvre pour une économie
d’intérêts privés. Sa fonction est de joindre ces deux forces
antagonistes en une apparente unité. Pour cela il dispose de la
contrainte armée et de la loi, de l’éducation et de la
propagande. Un appareil massif qui a fait ses preuves. Selon le
moment historique, ou la phase du cycle économique, le besoin
d’unité se fait plus ou moins pressant. En période de vaches
grasses et de croissance forte, le discours économique se rapproche
de la réalité vécu. L’ascenseur social fonctionne, et
l’individualisme est à l’honneur. L’économie est ouverte et
conquérante. Lorsque vient le temps des vaches maigres, le discours
ne colle plus au réel, et ceux qui le tiennent sont discrédités.
Quand la richesse ne ruisselle plus, le peuple se rebiffe et demande
des comptes. C’est alors que la politique se présente comme le
protecteur de l’économie, plutôt que son vassal. L’ancien
feudataire se transforme en suzerain tyrannique.
L’économie
domine le politique et lui dicte sa conduite, sauf en périodes de
crises. Quand l’économie s’effondre, la politique prend les
rênes et perpétue l’ordre des choses par la force. “Pour que
tout reste comme avant, il faut que tout change.” Ou, comme le
remarquait J-P Sartre en 1946, “Le jeu des Nazis et de leurs
collaborateurs a été de brouiller les idées. Le régime pétiniste
s’est intitulé Révolution et les choses ont été si loin dans
l’absurde qu’on a pu lire un jour, en manchette de la Gerbe:
«Maintenir, telle est la devise de la Révolution Nationale.» Il
convient donc de rappeler quelques vérités élémentaires. Pour
éviter toute présupposition, nous adopterons la définition a
posteriori qu’un historien, A. Mathiez, donne de la révolution:
il y a révolution, selon lui, lorsque le changement des institutions
s’accompagne d’une modification profonde dans le régime de la
propriété.” (1) En historien de la Révolution française,
Mathiez dérivait sa définition de la chute des monarchies et de la
fin du féodalisme. Les révolutions bourgeoises ont effectivement
rempli les deux conditions requises. Depuis, il y a eu beaucoup
d’arrangements institutionnels, mais la privatisation de la
propriété s’est accrue. Le politique a été asservi par
l’économie. Et lorsque l’économie chancelle, la seule
révolution proposée c’est de “maintenir”.
L’époque
actuelle a de nombreux points communs avec les années 1930. La
première Guerre Froide est oublié, mais une seconde menace sans que
les adversaires soient bien définis. La guerre civile syrienne voit
des factions sous divers parrainages affronter les troupes de Bachar
el Assad, qui a ses propres parrains. Depuis la faillite de la banque
Lehman Brothers et ce qui a suivi, l’économie stagne. Partout des
démagogues promettent de conserver ce qui était, Travaille,
Famille, Patrie. L’inédit c’est le changement climatique qui
progresse déjà bien plus vite que prévu. C’est-à-dire que les
tensions économiques et les troubles politiques qu’elles
provoquent vont être aggravés par des événements météorologiques
catastrophiques. Les livres d’Histoire écrits par des idéologues
bourgeois ont masqué l’essentiel et n’ont pas éclairé le
futur. Ils ont cru, ou voulu faire croire, que le politique dirigeait
le monde, que des idées justes avaient plus de pouvoir que l’argent.
Ils n’ont pas vu, ou pas voulu voir, que l’accumulation de
richesses privées se fait au détriment du plus grand nombre, que la
fortune de quelques-uns est payée par l’exploitation et
l’endettement des communautés. En insistant sur le rôle du
politique dans la conduite des nations, ils ont négligé les
tractations financières dans les coulisses. Cette négligence a pour
conséquence que le mécanisme fatal de fin de cycle s’enclenche
toujours à la surprise générale. Comme si une progression
géométrique de la dette pouvait continuer indéfiniment. La réalité
des limites vient chasser les rêves d’infini dans le domaine financier et
dans celui de l’exploitation de la planète. Cette conjoncture n’a
pas de précédents.
1.
Situations III, Matérialisme et révolution, II. La philosophie de
la révolution, NRF p. 176