Le
capital s’est longtemps accumulé à la force des fusils. Des
Européens armés jusqu’aux dents ont conquis la planète, et ont
rapporté des richesses incalculables. Suite à une pacification par
la force est venue l’administration coloniale et des colons pour
exploiter la main-d’œuvre locale. Après 1945, la fin progressive
de la mainmise coloniale a vu s’instaurer une forme de domination
déjà pratiquée par les États-Unis sur son hémisphère. Dans les
anciennes colonies devenues nations, des gouvernements accommodants
exportent leurs matières premières en échange de consommation: des
armes pour se maintenir au pouvoir, du luxe pour la coterie régnante,
des céréales pour soulager la faim des bidonvilles. La
transformation de consommation en investissements a pu continuer,
bien que la concurrence se fût ouverte aux USA et à l’URSS.
La
Chine s’était longtemps tenue à l’écart du commerce
occidental, puis il y a eu les Guerres de l’Opium et l’occupation
forcée de ses ports. La victoire communiste de 1949 a opéré une
coupure avec l’occident et après 1956, avec l’URSS. Mais, en
1972, le président américain Richard Nixon, embourbé dans une
guerre interminable au Vietnam-Cambodge-Laos, a fait des gestes
d’ouverture et a visité Pékin. C’était le début d’un long
transfert de technologie. Le gouvernement chinois refusait d’importer
des produits de consommation, mais il voulait bien les fabriquer en
Chine. L’Occident rêvait de conquérir le marché chinois, les
Chinois projetaient la conquête du marché mondial. Les débuts
étaient lents, avec des vêtements, des chaussures et de l’outillage
de mauvaise qualité. Mais l’éclatement de l’Union Soviétique
et du Pacte de Varsovie en 1991, et l’effondrement de l’économie
russe qui a suivi, semblait confirmer qu’il n’y avait pas
d’alternative au capitalisme de marché. Le capital du profit
régnait en maître, et la recherche du moindre coût allait de soi.
Les multinationales américaines, européennes et japonaises ont
relocalisé leurs industries dans des pays à gouvernements sûrs
partout dans le monde, mais la Chine a su en profiter le plus.
Partant d’un état d’autarcie, elle pouvait exporter sa
production accrue de consommation. Les entreprises chinoises ont
accumulé du capital en échangeant des produits de consommation
contre des investissements, en adoptant le modèle classique à une
échelle sans précédents. Néanmoins, il y avait une importante
innovation. Le capital européen puis américain avait exploité la
planète pour ses matières premières et sa main-d’œuvre, tout en
produisant les machines et la consommation. Les Chinois avaient un
retard technologique de plusieurs décennies. Le capital chinois a
donc fait venir les machines en plus des matières premières, alors
la Chine est devenue le plus grand atelier du monde.
Le
capital peut s’accumuler en prenant des richesses en dehors de sa
sphère, ou par des échanges extérieurs entre consommation et
investissements. Les nations qui produisent la consommation de masse
doivent en transformer une partie en investissements (ou en devises)
par le commerce (plus ou moins contraint) avec d’autres nations.
Ces échanges permettent l’accumulation d’un côté mais pas de
l’autre. Cela ne fonctionne que dans un sens. En installant des
usines en Chine, les industriels américains, européens ou japonais
ont peut-être imaginé une conquête du marché chinois, mais ils
n’ont fait que délocaliser des productions qui leur revenaient à
moindre coût. La Chine accumulait du capital à une vitesse
vertigineuse, et exportait ses produits de consommation au reste du
monde. Pour une part contre des matières premières, et pour le
reste contre encore plus de machines et de technologie.
Pour
le capital transnational, la recherche du profit détermine les lieux
de production. Seules des barrières douanières et tarifaires
peuvent rendre le capital patriotique. Au cours du dernier quart de
siècle divers traités commerciaux ont pratiquement éliminé ces
barrières, et tout ce qui pouvait bouger est allé là où le coût
était le moindre. C’était l’époque d’après la fin de la
Guerre Froide et du glacis soviétique, où la fin de l’Histoire
était déclarée et le capitalisme du profit triomphait. Mais
l’autre inconvénient de l’échange d’investissements contre
consommation, c’est que ce qui revient contient toujours plus de
valeur ajoutée. La production délocalisée revient moins chère que
la production locale, mais elle contient malgré cela plus de valeur
que l’investissement puisqu’elle contient du travail en plus,
même s’il est très mal payé. Ce qui fait qu’il faut toujours
plus d’investissements pour compenser la différence. Une nation
qui délocalise sa production de consommation perd des emplois
industriels, qui sont en partie remplacés par des emplois précaires
et mal payés dans les services. Elle a de plus en plus de difficulté
à équilibrer sa balance commerciale, et elle doit s’endetter pour
payer le profit généré par ces échanges. Les nations
industrielles se sont dépossédées de leurs avantages
technologiques au profit du capital transnational.
Un
seul monde dominé par la finance et le dollar américain, tel était
la perspective de fin de siècle. Mais il y eut l’éclatement de la
bulle spéculative autour des technologies numériques, la
déclaration de guerre contre la “terreur” et l’effondrement
des crédits hypothécaires aux États-Unis suivi d’une récession.
La dette des ménages ayant dépassé ses limites, comme aujourd’hui
le crédit automobile, les banques centrales ont pris le relais en
créant de la monnaie et en rachetant les dettes publiques détenues
par les banques. Ces démarches ont sauvé les banques mais n’ont
pas relancé la demande. Les gouvernements ont donc augmenté leurs
emprunts pour faire des cadeaux fiscaux aux investisseurs, mais rien
n’y fait, l’emploi et la demande stagnent et la richesse se
concentre plus que jamais. Le discours qui accompagnait l’euphorie
ne percute plus. La fin des travaux pénibles et tous en cols blancs
ne s’est pas réalisé et, avec un nombre croissant de ménages qui
peinent à s’en sortir, les peuples se rebiffent. La promesse d’un
millénaire glorieux a sombré dans la guerre sans frontières, la
dette accrue d’une très grande majorité avec l’appauvrissement
des revenus, et la menace climatique imminente. La caste dirigeante
n’est plus crédible et ses opposants guère plus. Les vielles
nations industrielles se cherchent un avenir désespérément, mais
celui qui avance inexorablement est sombre et un retour en arrière
peut paraître tentant. Comme si le cours du temps pouvait s’arrêter
ou s’inverser. La nostalgie est une manie de vieillards qui
regrettent leurs corps jeunes. La réaction est un réflexe de
gérontocratie. Que rien ne change! Pourtant un changement s’imposera
puisque le monde de la toute-puissance n’en peut plus.
En
retirant de la matière des profondeurs du sol et en créant de
nouveaux composés, une partie de l’humanité a disséminé des
choses sur terre, dans les océans et dans l’atmosphère que ces
systèmes ne pouvaient pas assimiler. Le pouvoir croissant de
transformation de la matière est allé de pair avec l’empoisonnement
de la planète. A présent elle se meurt lentement, en attendant une
autre ère géologique. A cause de son imagination et de ses
habilités, l’humanité s’est montrée capable de vivre et se
déplacer hors sol et sous cloche à 25°c, et de rendre la nuit
aussi claire que le jour. Ce qui n’est soutenable que pour une
infime minorité, puisque le cout énergétique est énorme. Depuis
deux siècles l’usage d’énergies fossiles, charbon, pétrole et
gaz, a rendu ce mode de vie possible à grande échelle. Mais, malgré
une consommation massive et dispendieuse de chaleur et de lumière,
et les déversements polluants qui en résultent, ce n’est toujours
qu’une minorité qui en bénéficie pleinement, le reste doit se
contenter d’une virtualité mobile.
Après
une expansion considérable, notamment
Brésil-Russie-Inde-Chine-Afrique du Sud, le capital a atteint les
limites de l’accumulation par la dette et de l’absorption de ses
déchets par l’écosystème planétaire. Ne pouvant plus s’étendre,
il se concentre en agglomérats gigantesques, se distancie encore
plus du travail et du citoyen, et dicte ses règles aux
gouvernements. Quant à l’état de la planète, mis à part les
assureurs qui doivent sans cesse revoir leurs barèmes, le capital
s’en soucie s’il peut en tirer du profit. Et le profit se fait de
plus en plus rare depuis 2008. Il est sous perfusion, alimenté par
les banques centrales au lieu des dettes privées et publiques qui
sont à bout de souffle. En périodes de repli le capital se montre
plus agressif face à la concurrence. Pour cela il lui faut la force
armée des nations. Le regain nationaliste est une conséquence de la
confrontation capitaliste sur un marché mondial qui ne grandit plus.
Le capital se moque de la “chose publique” et la laisse à ses
pantins politiques qui s’en gargarisent, mais il a souvent recours
à la force publique pour s’imposer de pars le monde. La formule,
nationaliser les coûts et privatiser les profits, s’applique à
toute forme de maintien de l’ordre. A présent les coûts de
l’ordre mondial deviennent prohibitifs, même pour la
superpuissance américaine. Le repli national est à l’ordre du
jour, mais la répartition géographique des ressources énergétiques
est telle que beaucoup de nations dépendent d’un approvisionnement
étranger.
La
dette et le commerce stagnent, ainsi que l’accumulation du profit
qu’ils rendent possible. Sans croissance le système perd son âme,
et ses promesses ne sont pas tenues. Pour se disculper de ses
défaillances et certain qu’il est sans alternatives, le capital
doit trouver des coupables. Il lui faut des ennemies qui veulent sa
perte. Ne pouvant admettre que ses déprédations corrompent et
provoquent des insurrections, le capital inverse la situation et
accuse toute rébellion d’être une atteinte aux “valeurs”. Ce
sont des barbares nihilistes et millénaristes qui veulent tout
détruire. Un nihilisme qui est le fait de populations acculées et
menacées de disparitions. Les dernières sociétés tribales de la
planète sont bien incapables de mettre en danger le capitalisme
mondial, mais elles sont des boucs émissaires idéals qui servent à
masquer les vraies causes du chaos. Les profits réalisés par le
pillage de la planète et la dette ont atteint leurs limites, et le
capital ne peut plus que se nourrir de lui-même. Les petits
prédateurs vont devenir des proies, et la division du monde se
rapproche de celle imaginée par George Orwell il y a soixante-dix
ans.