Une société en miettes
La
classe possédante tient les leviers du pouvoir, la force et la
finance, mais elle est peu nombreuse et doit diviser pour régner.
Pendant longtemps elle a pu s’appuyer sur une classe intermédiaire
de petits possédants, les sous-officiers du système sélectionnés
par une instruction rudimentaire et idéologique. Les plus malins
pouvaient même aspirer à de hautes fonctions. Le fossé de classe
se situait entre le petit bourgeois possédant un peu et l’ouvrier
n’ayant que sa force de travail. Il s’agissait d’éviter que
les deux se trouvent des intérêts communs, et ne pas reproduire les
erreurs de 1789 ou de 1871 quand les Communes avaient pris le
pouvoir. La classe ouvrière elle-même devait être divisée par des
courants politiques opposés et des syndicats antagonistes.
Néanmoins, cette organisation du social n’était pas sans failles
et devait être constamment renforcé par de la propagande
nationaliste, provoquant des irruptions guerrières ou
ethnico-raciales.
Le
monde après 1945 était différent. Les armes nucléaires rendaient
la guerre totale impraticable, consignant les combats à la
périphérie des empires. Et l’accès aux études supérieures ne
cessait de s’élargir d’une classe d’âge à la suivante, de
même que l’accès à la propriété d’un logement. Avec une
forte imposition des revenus et des successions, suite aux exigences
de la guerre, certains théorisaient une société composée
uniquement d’une classe moyenne. Mais ce rêve américain n’était
qu’une façade qui cachait un monde du travail très âpre et
ethniquement mélangé. L’ascension sociale et l’embourgeoisement
des ouvriers, leur passage du col bleu au col blanc avait dû être
compensé en bas de l’échelle. Pour les tâches spécialisées le
capitalisme français avait recruté au Nord de la Méditerranée,
pour les tâches plus simples au Sud. Et les autres pays développés,
confrontés à la même situation, avaient aussi encouragé une
immigration de main-d’œuvre pour les travaux ingrats. Suite aux
remous de 1968, quelques bonnes âmes se préoccupèrent du sort des
immigrés dans leurs bidons-villes et leurs foyers insalubres. Il y
eut de l’alphabétisation, l’autorisation de faire venir leurs
familles, l’accès aux logements sociaux et des naturalisations.
Sous l’apparence d’intégration, le capital installait des
minorités visibles aux derniers rangs de la société.
La
classe possédante a interrompu la cohésion d’après-guerre entre
classe moyenne et classe ouvrière, en créant une citoyenneté
visiblement différente. L’avantage du capitalisme américain, avec
ses divisions raciales originelles, s’était reproduit en Europe.
Le travail se trouvait divisé par des barrières nouvelles. Les
droits des minorités primaient sur la solidarité de classe
traditionnelle. En même temps une autre fragmentation du travail
était en cours. La production éparpillait sa sous-traitance et
isolait les unités de production, l’emploi intérimaire se
répandait, et l’auto-entreprise était favorisée. L’esprit du
chacun pour soi l’a emporté. Le capital a réussi l’émiettement
complet de son opposition et l’a réduite à l’impuissance. Mais
saura-t-il résoudre l’urgence de ses contradictions internes, ou
va-t-il s’effondrer sous le poids de la dette sans la moindre
barricade?
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